20.
Cassandre se redresse d’un coup et se met à hurler.
Aussitôt Esméralda, Fetnat, Orlando et Kim accourent. Ils la découvrent assise sur son lit, les yeux mi-clos. Des phrases fusent de ses lèvres à toute vitesse et semblent décrire un rêve qu’elle vit en direct.
— Un homme… il a enfilé des vêtements blancs. Il entre dans l’usine en grimpant sur le mur avec une corde. Il sort une carte pour se repérer et contourne les entrepôts. Il s’arrête devant un bâtiment gris. Quatre lettres sont inscrites : « EFAP. » Il arrive dans une pièce où il y a des amoncellements de poudre jaune. Il tousse. L’air est rempli de nuages de poussière. Le toit de la pièce est une immense cheminée.
— Bon, elle a un rêve érotique, ricane Kim pour détendre l’atmosphère.
La jeune fille continue de décrire sa vision en direct.
— L’homme s’assoit et répète en boucle sa prière, il est ivre de sa prière. Il se frappe plusieurs fois le cœur comme pour faire rentrer ses mots dans sa chair, puis il s’arrête d’un coup et regarde sa montre. Le cadran indique 9 h 28. Il continue de frapper sa poitrine de plus en plus fort. Il s’arrête à nouveau. Sa montre indique 9 h 30. Alors il ouvre sa chemise, dessous il porte un gilet bardé de tubes rouges. Une poignée dépasse. Il tire dessus en fermant les yeux.
Cassandre s’arrête, la bouche entrouverte.
— Bon, c’est pas grave, décrète Esméralda. Elle a juste fait un cauchemar, elle est un peu somnambule.
— Il est quand même sacrément précis, son cauchemar, remarque Orlando d’un ton troublé.
— Je sens… j’entends… je vois… je vois… l’explosion, elle déchire l’homme au ralenti et produit une boule de feu. Puis les poussières jaunes s’embrasent. Après la première explosion, la deuxième est beaucoup plus importante.
Plus personne ne parle. Sans ciller, la jeune fille poursuit.
— … Les voitures des alentours sont soulevées. Les gens sont projetés au sol. Toutes les vitres des immeubles voisins sont soufflées, découpées en milliers de lames qui fendent l’air et tranchent, mutilent. Des dizaines de corps gisent dans des flaques de sang, transpercés par les lames de verre…
Cassandre se tient les oreilles et grimace comme si elle entendait la détonation. Elle se fige dans cette position. Plusieurs minutes s’écoulent durant lesquelles personne n’ose intervenir.
— Bon, déclare Esméralda, le cauchemar est fini. Tu vas te recoucher et tout ira bien.
Cassandre rouvre les yeux. Son regard fixe successivement les quatre habitants de Rédemption. Elle saisit la main d’Esméralda et articule posément :
— Vous pouvez les sauver.
Puis elle ajoute, la voix encore engluée dans un sanglot contenu.
— Vous devez les sauver.
Les quatre la fixent, incrédules.
— L’usine EFAP existe vraiment, c’est le centre de pétrochimie dans la banlieue sud-est, annonce Orlando.
— Oui, ben on s’en fout, on se recouche et toi aussi. Allez dors, petite ! rétorque la femme au chignon roux.
— Il va y avoir des victimes. Rien ne s’est encore passé. Ces gens vous pouvez les sauver ! insiste Cassandre.
Le jeune Asiatique secoue la tête.
— Moi j’n’aime pas les « gens ». Et puis ce ne sont pas de simples gens, ce sont des bourges. Je déteste les bourges.
— Moi j’n’aime pas sauver, décrète Fetnat.
— Et moi, grogne Esméralda, j’n’aime pas qu’on me dise ce que j’ai à faire. Surtout quand c’est une morveuse qui me donne des ordres, ça c’est vraiment pas envisageable !
— De toute façon nous ne sortons jamais du dépotoir, poursuit Orlando. Allez rendors-toi, pitchounette, ce n’est qu’un cauchemar.
— Mais vous n’avez pas compris ? Cela va vraiment arriver et vous seuls pouvez l’arrêter ! insiste la jeune fille aux grands yeux gris clair.
— Ouais et alors ? Même si ça arrive vraiment, qu’est-ce qu’on en a à foutre ? répond Esméralda.
— Si vous n’intervenez pas, beaucoup de gens vont mourir. VOUS DEVEZ LES SAUVER ! s’obstine la jeune fille.
Esméralda la saisit par les poignets.
— Hé, Miss casse-pieds, il va falloir qu’on précise les règles du jeu. Les bourges sont nos ennemis. NOS ENNEMIS, tu m’entends ? Ils nous détestent.
Les trois autres renchérissent.
— Nous leur faisons peur, dit Fetnat.
— Nous les dégoûtons, reconnaît Orlando.
— S’ils pouvaient envoyer leurs flics pour nous tabasser et nous faire bouffer par leurs molosses dressés, ils le feraient, reconnaît l’Africain. Mais nous sommes planqués ici, dans notre sanctuaire.
Le regard de Cassandre est toujours aussi perdu.
— Vous devez les sauver, murmure-t-elle, la voix cassée.
— Putain de gosse bornée ! Hé, Cendrillon, t’as pas compris ? Ici tu es dans un dépotoir d’ordures ! Ça autour, ce sont des déchets. Les bruits furtifs que tu entends, ce sont des rats. Même les chiens qui t’ont poursuivie ne sont pas des bichons maltais ou des teckels. Leurs maîtres bourges les ont abandonnés pour partir tranquilles en vacances et ces chiens se sont reproduits entre eux. Les plus faibles sont morts. Les plus forts les ont bouffés.
— Vous devez les sauver, insiste la jeune fille, imperturbable.
— Ça y est, la machine à répétition est lancée. Mais bon sang, elle est bouchée cette mioche. Eh bien, puisqu’il faut mettre les points sur les « i », si les bourges doivent crever, ça nous fait plaisir ! Parfaitement. Ça nous ravit. Plus il y a de bourges qui crèvent, plus nous avons l’impression de prendre notre revanche.
— L’avantage quand on est au fond du trou c’est qu’on ne peut plus descendre, et qu’on peut détester tous ceux qui sont au-dessus, ironise Kim.
— Ah ça, quand on a zéro à l’école on ne peut pas craindre d’avoir une plus mauvaise note la fois suivante, reconnaît Orlando.
Esméralda n’a pas fini sa démonstration.
— Nous, on est les méchants, pas les gentils. Les petits gosses dont on voit les côtes aux actualités télé, ça nous rassure, parce que nous on a beau être pauvres, on peut manger tous les jours. Des ordures peut-être mais sans limites. Dieu merci, on a beau être au plus bas, on crèvera jamais de faim. Il y aura toujours des ordures dans ce pays. C’est sûr.
Les autres approuvent à tour de rôle.
— Les morts et les blessés des guerres qu’on voit aux actualités, pareil, hein Baron, ça nous fait marrer, parce que nous dans le dépotoir, on sait que la guerre nous atteindra jamais. Ici nous sommes peinards. Même si un ennemi bombardait le pays, il gaspillerait pas ses munitions sur nous. Et même si un ennemi envahissait le pays, il s’en foutrait du dépotoir, poursuit Esméralda.
— On est des déchets, reconnaît Fetnat, on dégoûte tout le monde. Si tu vois ce que je veux dire.
— Nous ne sortons jamais et nous ne sortirons pas. Et même si les bourges crèvent, on en a rien à fiche. « Chacun sa merde. »
— Vous devez les sauver, répète Cassandre d’une voix moins assurée.
— Allez, bonne nuit, pitchounette. Rendors-toi et laisse-nous dormir.
Ils quittent un à un la remise, la laissant seule avec ses boîtes de conserves gonflées, ses cafards grouillants et ses cauchemars trop précis.